C’était une belle journée de soleil. Dans les forêts les framboises devenaient rouges et les jeunes oiseaux quittaient leurs nids, car désormais ils avaient à chercher eux-mêmes leur pitance.
C’était la joie… Seul Petit Poil était triste.
Son nom à vrai dire, n’était pas Petit Poil. Il s’appelait Charly, ou quelque chose de ce genre. Mais tout de suite sa mère l’avait appelé Petit Poil, parce qu’il était si tendre, si douillet… et c’est ce nom qu’il avait gardé. Tous ceux qui le connaissaient l’appelaient Petit Poil : les voisins, Tante Rochon, et Brunopoil aussi.
Brunopoil habitait tout à côté, il était un peu plus grand et un peu plus fort que Petit Poil et c’était son meilleur ami. Brunopoil lui avait appris beaucoup de choses : comment sauter une rivière, comment se cacher à l’approche des sorcières des brumes, des poulpiquets des cavernes et des korrigans. Et aussi la façon d’attraper des poissons et de trouver le miel. Brunopoil lui appris même à distinguer les baies comestibles des vénéneuses et bien d’autres choses encore.
Ensemble ils avaient joué au ballon, construit des cabanes dans les arbres, taquiné les écureuils et, la nuit, compté les étoiles du ciel. Ils s’entendaient bien, se disputaient aussi, s’entendaient à nouveau – entre amis c’est bien fréquent.
Et pourtant Brunopoil partait maintenant pour une autre forêt. Devant la maison stationnait un camion de déménagement. Petit Poil était là. Il regardait le camion se remplir de plus en plus et la maison qui se vidait complètement.
“Reste donc ici” dit-il à Brunopoil.
“Mais comment faire ?” demanda Brunopoil ; lui aussi était triste.
Puis vient la dernière chaise et la dernière caisse. Brunopoil se hissa à l’arrière du camion. Il était là, assis, tenant son gros ballon rouge dans les bras et ce fut le départ.
“Brunopoil !” cria Petit Poil.
“Au revoir !” cria Brunopoil et il lui jeta son ballon. “Je te le donne !” Puis le camion disparut derrière les arbres et les taillis.
“Brunopoil !” cria Petit Poil encore une fois.
Seul lui parvint le bruissement des merles dans les branches.
Petit Poil ramassa le ballon rouge. Il le serra fort contre lui et s’en retourna tout seul à la maison en traversant la forêt. Il mis les pieds dans toutes les flaques, son bonnet resta accroché à une branche, les ronce déchirèrent son pantalon, il ne s’en apercevait pas.
Sur le pas de la porte se tenait Tante Ronchon. Tous les étés Tante Ronchon venait les voir et elle restait toujours bien trop longtemps.
“Encore en retard, Petit Poil”, ronchonna-t-elle. “Et regardez-moi ce pantalon ! Qu’as-tu fait de ton bonnet ? Tu perds tout. C’est-y pas malheureux !”
Petit Poil courut voir sa mère. “Je veux que Tante Ronchon s’en aille !”.
“Elle ne l’a pas dit méchamment”, dit la mère. “Tu arrives vraiment très tard. Voyons, fais donc plus attention à tes affaires. Tous les jours tu perds quelque chose, cela ne va pas.”
“Brunopoil est parti !” dit Petit Poil.
Alors sa maman le prit dans ses bras et le caressa.
Plus tard, quand il fut bien couché dans son lit, elle lui parla des Elfes. Presque tous les soirs sa mère lui racontait des histoires sur les sorcières des brumes, les farfadets, les poulpiquets et les korrigans. Elle lui parla de Nouck qui habitait tout au fond de son trou noir. Parfois Petit Poil avait un peu peur, et il attrapait vite la main de sa mère. Mes des Elfes transparents et munis d’ailes on n’avait rien à craindre.
“Que font les Elfes toute la journée ?” demanda Petit Poil.
“Tu le sais bien, ils volent. Ils survolent les forêts, les prés et les fleuves et peuvent rester où bon leur semble.”
“Moi aussi j’aimerais voler”, dit Petit Poil.
“Nous ne sommes pas transparents et nous n’avons pas d’ailes”, dit la mère, “nous sommes incapables de voler.”
“Mais j’aimerais tant le faire”, dit Petit Poil, “j’aimerais voir d’en haut les arbres et le fleuve et notre maison et partir à la recherche de Brunopoil.”
“Tu ferais bien de dormir”, dit la mère.
“Où habitent les Elfes ?” demanda Petit Poil. “Dans notre forêt ?”
“Possible”, dit la mère. “Tu sais bien que les Elfes ne se font jamais voir. Bonne nuit, Petit Poil ! Fais de beaux rêves !”
Maman le caressa et éteignit la lumière.
Dans son lit Petit Poil resta les yeux grands ouverts. Il pensait au camion de déménagement qui avait disparu dans le taillis. Il pensait à la forêt qu’il lui faudrait maintenant traverser tout seul et en courant. Il pensait à Brunopoil, à Tante Ronchon et aux Elfes avec leurs ailes transparentes.
Il finit par s’endormir, et rêva qu’il volait.
Il survolait les forêts, les prés et les fleuves. Le vent l’emportait de plus en plus loin, vers la lumière, et c’était beau.
En se réveillant Petit Poil avait oublié son rêve. Le soleil resplendissait mais il n’en éprouva aucune joie.
Dans la cuisine sa mère et Tante Ronchon étaient en train de déjeuner.
“… jour”, dit Petit Poil.
“Tu veux dire bonjour ?”demanda Tante Ronchon. “As-tu lavé tes oreilles ?”
“Non”, dit Petit Poil.
“Alors, va te les laver, c’est tous les jours qu’il faut se laver les oreilles, sinon on entend mal”, dit Tant Ronchon.
“Ça fait trois jours que je n’ai pas lavé mes oreilles et j’entends très bien.”
Là-dessus Tante Ronchon se mit à ronchonner de plus belle et la mère alla chercher un gant humide et lava les oreilles de Petit Poil. Quand ce fut terminé, Petit Poil n’avait plus faim.
“Et maintenant tu vas manger ta tartine de miel”, dit Tante Ronchon, “sinon tu ne seras jamais aussi grand que moi.” Petit Poil envoya promener sa tartine.
“Moi, je n’ai pas envie de grandir”, dit-il. “Je ne veux pas devenir une grande méchante Tante Ronchon.”
Tante Ronchon pouffa de colère et son visage devint rond comme une boule.
La maman dit alors : “Tu es vraiment très mal élevé, je n’ai plus du tout envie de te caresser.”
“Je m’en passerai”, dit Petit Poil.
Il prit son ballon rouge et partit dans la forêt. Il était encore bien plus triste que la veille. En passant devant la maison de Brunopoil, il ferma les yeux et se dit : Je compte jusqu’à cinq, peut-être que cela fera revenir Brunopoil. Mais Brunopoil ne revint pas.
Petit Poil s’assit dans la mousse. De ses deux mains, il tenait le ballon bien serré et du regard il fixait les arbres et les taillis derrière lesquels le camion de déménagement avait disparu.
Et soudain il aperçut au milieu des branches entrelacées un portail, un grand portail tout vert. Il s’ouvrait sur un pré couvert de fleurs bleues et rouges et jaunes et, derrière ce pré, s’élevaient des bouleaux.
Petit Poil resta surpris. Il connaissait chaque clairière dans la forêt et tous les arbres. Mais il ne connaissait ni ce pré, ni ces bouleaux. Et comme il voulait toujours tout connaître avec précision, il se leva et franchit le portail.
Il sentit d’abord un doux parfum. Il mis son nez dans les fleurs, elles avaient l’odeur du miel. Petit Poil passa sa langue sur les fleurs. Elles avaient aussi le goût du miel. C’étaient des fleurs de miel.
Il faillit en cueillir un bouquet pour sa mère. Mais sa maman ne voulait plus le caresser et il ne fallait pas que Tante Ronchon se réjouisse de ces fleurs.
Alors Petit Poil ne cueillit pas de fleurs. Il traversa le pré et entra dans le bois de bouleaux. Il arriva au bord d’un étang à l’eau toute noire. Cela ne lui disait rien de rester au bord de cet étang, alors il poursuivit son chemin.
Le bois était baigné de soleil, tout était calme, seules les feuilles bruissaient au vent.
C’est alors qu’il vit la petit Elfe. Elle était assise sur une roche grise. Elle pleurait, le visage caché dans ses bras.
Petit Poil comprit immédiatement que c’était une Elfe. Elle avait des ailes. Et puisqu’elle avait des ailes, ce ne pouvait être qu’une petite Elfe.
On n’a pas à craindre des Elfes, lui avait dit sa maman.
Petit Poil attendit un moment.
Ensuite il s’avança vers la roche et chuchota : “… jour, Elfe.”
La petite Elfe leva la tête et le dévisagea. Elle avait un air tendre et douillet comme lui. Mais elle était transparente, transparente comme du verre.
“Qui es-tu ?” demanda-t-elle.
Petit Poil ne répondit pas tout de suite. Puis il dit : “Petit Poil. En vérité, je m’appelle Charly, mais je préfère Petit Poil.”
“Et d’où viens-tu ?”
“De là-bas.” De son pouce Petit Poil désigna le pré aux fleurs de miel. “J’ai franchi le portail.”
“Le portail ? Tu as trouvé le portail vert ? ” L’Elfe se glissa au pied de la roche et Petit Poil s’aperçut qu’il lui manquait une aile.
“Pourquoi n’as-tu qu’une aile ?” demanda-t-il.
“Nouck m’a volé l’autre”, dit l’Elfe. “Le méchant Nouck, lorsqu’il voulut m’entraîner dans son trou noir. Et maintenant je ne peux plus voler, plus jamais.”
Elle se remit à pleurer. Petit Poil aurait aimé la caresser, mais il ne savait pas s’il était permis de caresser une Elfe.
Il s’assit près de la roche et attendit. Le soleil montait et réchauffait la mousse. Le bois sentait les champignons et les framboises. Petit Poil songea à son repas de midi et allait rentrer chez lui lorsque la petite Elfe dit : “Je comprends maintenant pour quelle raison tu as trouvé le portail vert. Toi, tu es venu pour m’aider.”
“Moi…?” demanda Petit Poil surpris.
“Oui, toi”, dit l’Elfe. “Tu vas allez chez Nouck et tu me rapporteras mon aile.”
Petit Poil se leva d’un bond. “Pas moi, pas moi ! Brunopoil… Il m’est arrivé parfois d’aider Brunopoil à le sortir d’un terrier où il se trouvait coincé ou encore lorsqu’il perdait son ballon, mais moi, je suis incapable d’aider une Elfe. Pour cela il faut que tu cherches quelqu’un de grand et de fort.”
La petite Elfe prit sa main.
“Viens à mon secours, Petit Poil, sinon plus jamais je ne pourrai voler, et voler est la plus belle chose au monde.”
Petit Poil sentait son cœur battre.
“Moi aussi, j’aimerais bien voler”, dit-il.
“Tu vas aller chez Nouck et tu me rapporteras mon aile”, dit l’Elfe. “Lorsque j’aurai retrouvé mes deux ailes, je te les prêterai. Et alors tu pourras voler, et le vent t’emportera de plus en plus loin, aussi loin que tu voudras.”
Petit Poil pensa à son rêve et son cœur battit la chamade. Voler… Survoler les forêts, les prés et les fleuves. Partir à la recherche de Brunopoil, une fois, rien qu’une fois…
“Va chez Nouck”, répéta l’Elfe.
“Mais je ne le connais pas”, dit Petit Poil. “Nouck ne me connaît pas non plus.”
“Nouck a un mot de passe”, dit l’Elfe.
NOUCK, NOUCK, NOUCK AU ROYAUME DES EAUX,
NOUCK, NOUCK, NOUCK DANS TES ROSEAUX,
NOUCK, NOUCK, NOUCK DANS TON TROU NOIR,
NOUCK, NOUCK, NOUCK JE VIENS TE VOIR.
“Si tu l’appelles ainsi, il viendra.”
Petit Poil éprouva le besoin de se gratter.
“T’es-tu déjà servie de ce mot de passe ?”
“Non”, dit la petite Elfe, “nous avons peur de Nouck. Personne, permi les Elfes, n’ose l’appeler. C’est pour cela que toi, tu dois le faire.”
Petit Poil se remit à se gratter. Ça le démangeait de partout. Sa mère appelait ce phénomène : les puces de la peur.
“Il me fait d’abord rentrer à la maison pour manger”, dit-il, “sinon, Tante Ronchon ronchonnera de plus belle. Ensuite nous allons cueillir des framboises. Mais demain, je reviendrai peut-être.”
“Me le promets-tu ?” demanda la petite Elfe.
Petit Poil baissa la tête.
“Et ne raconte à personne que tu es venu ici”, dit la petite Elfe. “Si tu trahis notre secret, plus jamais tu ne retrouveras le portail vert. Nouck gardera alors mon aile et tu ne pourras jamais voler.”
Lorsque Petit Poil arriva à la maison, cela sentait la soupe aux herbes. C’était ce qu’il aimait et il se mit aussitôt à manger.
“Pas si vite” ronchonna Tante Ronchon, “tu vas te tacher.” Et voilà que de son coude il renversa on gobelet et le sirop de cerise se déversa sur la nappe.
“J’en étais sûre !” s’écria Tante Ronchon.
Et la mère soupira : “Alors, il n’y a pas moyen de manger en paix…”
Ensuite il eut bien du mal à avaler sa soupe aux herbes.
Lorsqu’ils se mirent à cueillir des framboises, Tante Ronchon n’arrêta pas de ronchonner. Petit Poil n’allait pas assez vite… Il Mettait trop de framboises dans sa bouche… Il laissait les plus belles… Et ronchonni et ronchonna… Petit Poil était furieux, il trébucha sur une souche. Sa cruche se brisa et les framboises se répandirent sur la mousse.
“Ça ne fait rien”, dit sa mère en riant. “Les vermisseaux seront contents.”
Petit Poil ne riait pas. Il piétinait les framboises.
“C’est de sa faute à elle”, s’écria-t-il.
Et Tante Ronchon de répliquer : “Je n’ai encore jamais vu quelqu’un d’aussi maladroit et d’aussi mal élevé.”
Demain, je retournerai chez la petite Elfe, se dit Petit Poil, j’appellerai Nouck, rapporterai l’aile, m’envolerai vers Brunopoil et je ne serai plus là.
Le soir dans son lit il ne voulut pas entendre d’histoires. Il ferma les yeux et fit semblant de dormir. Sa mère le caressa, mais il n’ouvrit pas les yeux.
Le lendemain matin Petit Poil devait surveiller la confiture de framboise pour l’empêcher d’attacher. Debout sur un tabouret, il tenait bien la louche et touillait, touillait, jusqu’à en avoir mal au bras.
Sa mère arriva et le caressa.
“Maintenant ça suffit”, dit-elle. “Tu peux aller jouer”.”
“Le travail n’a fait de mal à personne, jusqu’à présent”, dit Tante Ronchon.
“Méchante Tante Ronchon”, dit Petit Poil à haute voix.
Et une fois de plus, finies les caresses…
Petit Poil prit le ballon et courut vers le portail vert. Les fleurs de miel embaumaient. Assise au milieu des fleurs, la petite Elfe attendait.
“Dépêchons-nous, l’étang noir est encore bien au soleil”, dit-elle. “Dès que l’ombre gagne, Nouck va se coucher et il ne t’entendra pas.”
Elle le prit par la main, l’entraîna par le bois de bouleaux vers l’étang aux eaux noires.
“C’est le trou noir”, chuchota la petite Elfe. “C’est ici qu’il habite.”
L’étang s’étendait lisse et calme au soleil. Une libellule sillonna la surface des eaux.
“As-tu retenu le mot de passe ?” dit la petite Elfe à voix basse.
Petit Poil hocha la tête. C’était oui…
“Et que vais-je lui dire ?”
“Je ne sais pas”, dit Elfe, “tu trouveras bien quelque chose, tu auras bien une idée. Rapporte_moi mon aile, ensuite tu pourras survoler les forêts, les prés et les fleuves et aller où bon te semble.”
Elle fit demi-tour.
“Reste là”, cria Petit Poil.
Mais la petite Elfe était déjà loin.
Petit Poil était là tout seul au bord de l’étang noir. L’eau avait des reflets de jais, sans le moindre frisson à la surface Pas un buisson, pas un arbre n’y baignaient leurs branches.
“Nouck”, chuchota Petit Poil.
Rien ne bougea.
“Nouck”, cria Petit Poil, plus fort.
Et puis :
NOUCK, NOUCK, NOUCK AU ROYAUME DES EAUX,
NOUCK, NOUCK, NOUCK DANS TES ROSEAUX,
NOUCK, NOUCK, NOUCK DANS TON TROU NOIR,
NOUCK, NOUCK, NOUCK JE VIENS TE VOIR.
C’est alors que des bulles se mirent à monter des profondeurs et à éclater de la surface, et, dans un gargouillis, gargouilla, une tête émergea. Une tête toute verte couverte de roseaux.
“Tu m’as appelé”, gargouilla Nouck.
Petit Poil recula.
“Qui es-tu ?” demanda Nouck et il s’approchait de la rive à la nage. Petit Poil allait dire qui il était, mais il ne put rien dire, car Nouck se mit à sortir de l’eau et il était grand et tout vert, tout couvert d’algues et de roseaux.
“Non !” s’écria Petit Poil.
Il essaya de s’enfuir, mais déjà Nouck tendait ses bras pour le retenir. petit Poil tomba dans l’herbe et la peur lui coupait presque le souffle.
Nouck se pencha sur lui.
“Ne t’enfuis pas”, dit-il, “reste auprès de moi, je suis si seul dans mon trou noir.”
De ses doigts verts il lui frotta le nez et le menton. “Tu m’as appelé. Que veux-tu ?”
Petit Poil fixa son visage tout couvert de roseaux.
Nouck n’avait pas l’air méchant. Il souriant et maintenant Petit Poil avait moins peur de lui.
Petit Poil se redressa et dit ce qu’il avait à dire.
“Je m’appelle Petit Poil. La petite Elfe m’envoie. Je dois ramener l’aile que tu lui as volée.”
“Volée…!” s’écria Nouck. “Quelle idiote.. cette petite Elfe. Je ne voulais pas lui voler son aile. Je voulais simplement la retenir et bavarder un peu avec elle. Pourquoi s’est-elle enfuie ?”
“Les Elfes ont peur de toi”, dit Petit Poil.
Nouck secoua sa tête trempée et Petit Poil reçut à la figure une pluie de gouttes.
“Mais je ne veux pas de mal aux Elfes. Je ne demande qu’à m’asseoir au bord de l’eau avec eux, pour bavarder de ci ou de ça, pour ne plus être aussi seul. Pourquoi donc personne ne veut me croire ?”
Il bredouilla, gargouilla dans sa barbe, sur un ton plaintif, comme s’il allait pleurer . Petit Poil eut envie de le caresser, mais il n’osait pas le faire.
“Moi aussi, je suis tout seul”, dit Petit Poil. “C’est pour cela que j’ai besoin de cette aile. Quand je rapporterai l’aile à la petite Elfe, j’aurai le droit de voler. Nouck, je t’en prie, donne moi l’aile.”
“Voler ?” Nouck secoua encore la tête. “Mais pourquoi veux-tu voler ? Moi non plus je ne peux pas voler. Mon domaine c’est l’eau, l’air est celui des Elfes et le tien c’est la forêt.”
Petit Poil réfléchit.
“Je dois partir à la recherche de Brunopoil”, finit-il par dire.
Ils s’assirent au bord de l’étang et se mirent à bavarder. Nouck lui parla de ses poissons d’argent, de ses nénuphars, en bas, au fond de l’eau, et Petit Poil lui parla de Brunopoil. Il lui parla aussi de sa Tante Ronchon et de ses éternelles ronchonnades et il lui dit aussi que sa mère ne voulait plus le caresser.
Nouck l’écoutait. Sa chevelure de roseaux cachait son visage tout vert.
“Pauvre Petit Poil”, dit-il, “toi tu es seul, moi, je suis seul. Ne veux-tu pas venir chez moi, dans mon trou noir ?”
Saisi de peur, Petit Poil lâcha son ballon qui faillit tomber dans l’eau.
“Non, Nouck, Non ! L’eau est trop humide. Je n’aime pas l’eau, tout le monde le sait.”
Nouck le regarda d’un air triste. “Peut-être que toi aussi tu as peur de moi, n’est-ce pas ?”
“Dans l’eau je ne peux pas respirer”, s’écria Petit Poil. “Ne viens-tu pas de me dire que la forêt est mon domaine ?”
“Si c’est moi qui t’invite, il ne t’arrivera rien dans mon trou noir”, dit Nouck. “Viens au moins me faire une petite visite, rien que cet après-midi. Après cela les Elfes n’auront peut-être plus peur de moi.”
Nouck se laissa glisser dans l’eau.
“Viens”, cria-t-il en lui faisant signe de la main. “viens donc et je te donnerai l’aile.”
Non, se dit Petit Poil, non, je ne veux pas.
Mais en même temps, il ferma bien ses yeux, il serra son ballon rouge bien contre lui et sauta à l’eau pour suivre Nouck.
D’abord tout fut sombre, humide et froid. Ensuite il fit jour et il faisait bon. Devant Petit Poil se dressait une maison faite d’algues, de mousses et de pierres étincelantes.
Nouck l’attendait sur le pas de la porte.
“Sois le bienvenu dans mon trou noir, Petit Poil”, dit-il.
Nouck mena Petit Poil faire le tour des chambres toutes vertes et silencieuses. Il lui montra les poissons argentés et son jardin plein de nénuphars. Au fond de l’étang, entre les coteaux des grottes, ils se mirent à jouer au ballon. Lorsque Petit Poil eut faim Nouck lui donna un gâteau. Un gâteau d’algues au goût bizarre… Rien à voir avec les gâteaux de sa maman, il n’était vraiment pas aussi bon.
Le temps passait et peu à peu l’ombre gagnait l’étang.
“J’ai sommeil…” dit Nouck en bâillant. “Petit Poil, si tu veux partir, tu peux le faire… Ou bien… aimerais-tu rester avec moi ?”
“J’aimerais rentrer à la maison”, dit Petit Poil. “Ne sois pas triste, Nouck, je reviendrai bientôt.”
Nouck passa sa main verte de roseaux sur le visage de Petit Poil. Tout devint sombre, humide et froid. Ensuite il fit jour. Tout était sec et chaud et Petit Poil était assis sur la berge, avec son ballon, somme si rien ne s’était passé. Mais dans sa main il tenait l’aile, transaprent comme du verre, irisée comme l’arc-en-ciel de bleu, de rouge, de vert et de jaune.
Petit Poil se redressa lentement.
Et maintenant, je peux voler, se dit-il en se dirigeant vers la roche grise où la petite Elfe l’attendait.
“Merci, Petit Poil”, dit-elle.
“Quand aurai-je le droit de voler ?” demanda-t-il.
“Il faut voler quand le soleil brille”, dit-elle.
Il prit place à côté d’elle, lui parla du jardin plein de nénuphars, des coteaux et des grottes du fond de l’étang. Il luit dit aussi qu’il avait joué au ballon avec Nouck.
“Nouck n’est pas méchant, mais il est triste d’être seul. Appelle-le, cela lui fera plaisir.”
L’Elfe hocha la tête, c’était oui… et Petit Poil resta auprès d’elle jusqu’à la tombée de la nuit.
“Demain, tu pourras voler, mais ne parle à personne ne notre portail, sinon tu ne le retrouveras plus jamais…”
A la maison, il trouva sa maman dans la cuisine. Elle faisait cuire des crêpes aux airelles. Petit Poil les aimait bien. Il mit du sucre et de la cannelle sur ses crêpes et les mangea goulûment.
“Content que tu sois déjà là”, dit sa mère.
Petit Poil, lui aussi, était content ; jusqu’à l’arrivée de Tante Ronchon qui lui dit : “Tu fais bien du bruit en mangeant…”
Il vida rapidement son assiette et alla se coucher. Il pensa en lui-même : Demain, je peux m’envoler. Je vais peut-être encore en rêver. Mais il rêva de crêpes aux airelles.
Dans la nuit il se mit à pleuvoir.
Le matin il pleuvait toujours.
“Ça va durer trois jours”, ronchonna Tante Ronchon.
“La pluie s’arrêtera bientôt”, dit sa mère.
Après le repas de midi, le soleil apparut enfin. Petit Poil prit son ballon et se mit en route.
De loin il vit la maison de Brunopoil.
Sur le seuil, quelqu’un se tenait avec un ballon à la main.
“Brunopoil !” s’écria Petit Poil et il se mit à courir. Mais ce n’était pas Brunopoil. C’était un autre petit, et son ballon était jaune.
“… jour”, dit le petit en riant.
“… jour”, dit Petit Poil. “Qui est-tu donc ?”
“Konnypoil. Et toi, comment t’appelles-tu ?”
“Petit Poil”, dit Petit Poil. “C’est vrai que mon nom est Charly, mais personne ne m’appelle ainsi. Tu habites ici ?”
“Oui”, dit Konnypoil. “Depuis ce matin.”
“Avant, c’est Brunopoil qui habitait ici, et ce ballon rouge me vient de lui”, dit Petit Poil.
“Aimes-tu jouer au ballon ?” demùanda Konnypoil.
Petit Poil fit signe que oui.
“Moi aussi”, dit Konnypoil.”
“Alors viens !”
Et ils jouèrent ensemble. Ils couraient derrière leurs ballons, et Petit Poil disait : “Voici le ruisseau où l’on trouve des poissons. Veux-tu que je te montre comment on les attrape ? Mais attention, dans la mousse nichent les farfadets, et là-bas habitent les sorcières des brumes, et si tu ne te caches pas à temps…”
Oh, et Petite Elfe ! se dit-il soudain. Il l’avait oubliée.
“Il faut que je parte”, cria-t-il en s’éloignant à toute allure.
Il courut vers le taillis derrière lequel le camion de déménagement avait disparu. Il franchit le portail vert, traversa en courant le pré aux fleurs de miel et arriva à l’étang aux eaux noires. Nouck et la petite Elfe étaient assis sur la berge et bavardaient.
“Où es-tu resté si longtemps, Petit Poil ?” Demanda Nouck. “Nous t’avons attendu.”
“J’ai joué avec Konnypoil”, dit Petit Poil, encore essoufflé. “Il habite maintenant la maison de Brunopoil. Il est un peu plus petit que moi et il a un ballon jaune.”
La petite Elfe se leva.
“Si tu veux voler, il faut te dépêcher”, dit-elle. “Il ne fera plus jour longtemps.”
“Reste sur la terre, Petit Poil” bougonna Nouck. “Reste donc dans ton domaine.”
Mais Petit Poil voulait voler. Il prit les ailes et le vent le porta en l’air. Il survola des forêts et des prés et des fleuves, c’était beau. Il oublia tout le reste et même qui il était. Il vola et vola, jusqu’au coucher du soleil et jusqu’à ce que le vent l’eût ramené.
“Tu es resté bien longtemps…” dit la petite Elfe.
“C’était si beau !” dit Petit Poil.
“Reviens demain”, dit-elle. “Et ne trahis pas le secret de notre portail, sinon il disparaîtra à jamais.”
Petit Poil traversa le bois de bouleaux et le pré aux fleurs de miel pour rentrer à la maison. Chemin faisant il se rendit compte qu’il avait oublié de chercher Brunopoil.
Demain, se dit-il, demain, il sera encore temps.
Sa mère vint au-devant de lui. Elle voulait savoir d’où il venait.
“De la forêt”, dit Petit Poil.
“Et qu’as-tu fait si longtemps ?” demanda-t-elle.
“Sais pas”, dit-il.
Il y avait du flan aux framboises pour le dîner et Tante Ronchon n’était pas là. Petit Poil était à table avec sa mère. Elle le caressait et il aurait bien aimé lui parler de tout, du portail vert, de la petite Elfe, de Nouck et lui dire qu’il avait volé. Ce serait encore bien mieux.
Quel dommage que je n’aie pas le droit de le raconter ! se dit-il.
Le lendemain, lorsque Petit Poil voulut aller voir la petite Elfe, il oublia son ballon rouge. Mail il ne le remarqua pas. Konnypoil se tenait devant la maison de Brunopoil et lui faisait signe.
“Aujourd’hui, je n’ai pas le temps de jouer”, dir Petit Poil.
“Rien qu’un peu..’
Ils grimpèrent jusqu’à la cabane qu’ils avaient construite dans l’arbre avec Brunopoil. Ils taquinèrent un écureuil et jetèrent des pommes de pin dans un terrier.
Petit Poil montra à Konnypoil le meilleur endroit trouver du miel, et le lieu où les korrigans se cachaient pour dormir pendant la journée et aussi le gîte des poulpiquets.
C’est ainsi que la matinée passa.
“On continue cet après-midi ?” demanda Konnypoil.
“Il faut que j’aille ailleurs”, dir Petit Poil.
“Où donc ?”
Petit Poil ne répondit pas.
“Dis-le moi”, supplia Konnypoil.
“C’est un secret”, dit Petit Poil.
Dommage que je ne puisse pas en parler, se dit-il.
L’après-midi Petit Poit franchit encore une fois le portail vert. La petite Elfe l’attendait déjà. Elle lui donna ses ailes et le vent l’emporta. Il planait dans l’air. Il s’élevait de plus en plus haut, de plus en plus loin vers la lumière. Il volait et oubliait toutes les autres choses , il oubliait aussi qu’il était à la recherche de Brunopoil.
Lorsque le vent le ramena, la petite Elfe était assise à côté de Nouck sur la berge de l’étang noir.
“Aimerais-tu encore voler demain ?” demanda la petite Elfe.
“Oui”, dit Petit Poil, “tous les jours.”
“Tous les jours ? Du matin au soir ? Et oublier tout le reste ?”
Petit Poil fit signe que oui.
“C’est absurde”, gargouilla Nouck.
Mais la petite Elfe reprit : “Demain mes soeurs seront là. Nous te donnerons des ailes et tu pourras voler autant que tu voudras et tu deviendras transparent comme nous.”
“Transparent ?” Petit Poil se mit rire. “Brunopoil en fera une tête et Konnypoil aussi.”
“Laisse tomber !” gargouilla Nouck.
“Celui qui veut voler, qu’il vole…” dit la petite Elfe.
Ils étaient assis au soleil, l’eau noire scintillait, le vent apportait le parfum des fleurs de miel.
Petit Poil renifla.
“Mais, dis-moi, que mangent donc les Elfes ?”
“Rien…” répondit la petite Elfe. “Les Elfes n’ont pas besoin de manger.”
“Et où sont vos lits ?”
“Nulle part. Les Elfes n’ont pas besoin de lits.”
“Ah oui !” dit Petit Poil surpris. Il aimait bien manger. Il était si bien dans son lit. Il ne pouvait imaginer que l’on puisse se passer de ces deux choses-là.
“Et ma mère ? Est-ce que ma mère me reconnaîtra encore quand je serai transparent ?”
“Quand tu seras transparent, tu n’auras plus besoin de mère, ni de Tante Ronchon, ni de Brunopoil, ni de Konnypoil. Tu vas voler, voler sans cesse toute la journée.”
“Ah oui !” dit encore Petit Poil. Il ne comprenait pas très bien ce qu’elle voulait dire.
Nouck se laissa glisser à l’eau. De sa main verte, couverte de roseaux, il lui fit signe encore une fois.
“Reste dans ton domaine, Petit Poil”, dit-il.
“Chacun doit être là où il veut”, dit la petite Elfe.
Ce soir-là sa mère, accompagnée de Tante Ronchon alla dans la forêt pour aller chercher des herbes qu’il fallait cueillir la nuit. Ces herbes étaient nécessaires pour guérir la touch, les maux de ventre et pour chasser les mauvais rêves.
Petit Poil était couché dans son lit et il réfléchissait. Il pensait eu portail vert, à Nouck dans son étang noir, à la petite Elfe qui dormait quelque part, au milieu des fleurs de miel ou sur sa roche grise. L’Elfe transparente…
Bientôt, moi aussi, je serai transparent, se dit Petit Poil. Je me demande si on est bien pour dormir sur une roche grise, ce doit être bien dur et froid. Mais pouvoir voler c’est beau. C’est ce qu’il y a de plus beau au monde.
Un peu plus tard,Petit Poil se leva, enfila son pantalon et alla à la maison de Brunopoil devenue maintenant la maison de Konnypoil.
“Konnypoil”, appela-t-il. “Dors-tu déjà ?”
Konnypoil mit la tête à la fenêtre. “Non, pas encore, attends, j’arrive tout de suite.”
Ils s’installèrent à l’orée de la forêt pour compter les étoiles.
“Que d’étoiles !” dit Konnypoil.
“Et toujours, encore davantage !”
Petit Poil se taisait.
“Tu ne les comptes pas ?”
Petit Poil ne répondait pas.
“Penses-tu à quelque chose ?” demanda Konnypoil.
Petit Poil fit signe que oui.
“A quelque chose de beau ?”
“Au secret”, dit Petit Poil.
Konnypoil se rapprocha de lui.
“Tu es pourtant mon ami”, dit-il.
“Toi aussi tu es mon ami”, dit Petit Poil. “Tout comme Brunopoil avant. Et puisque tu es là, je n’ai plus besoin d’aller le chercher. Mais si je te parle du portail vert, je ne le retrouverai plus jamais et je ne pourrai plus voler, et pouvoir voler, c’est si beau.
Effrayé, il mit la main sur sa bouche.
“Maintenant, je l’ai dit”, murmura-t-il.
Il se leva d’un bond, courut à travers la forêt sombre, vers l’endroit où pour la dernière fois il avait vu Brunopoil.
La lune éclairait la forêt et les taillis. Le portail avait disparu, le portail vert, le pré aux fleurs de miel, les bouleaux.
“Elfe, petite Elfe”, appela Petit Poil.
Personne ne répondit, tout resta muet.
“Elfe !” cria-t-il encore une fois. La petite Elfe ne répondait pas.
Alors Petit Poil s’assit dans l’herbe et pleura.
“Ne sois pas triste”, dit Konnypoil. “Demain, nous jouerons encore ensemble.”
Mais Petit Poil continuait à pleurer. Il courut à la maison, et, lorsqu’il fut couché dans son lit, il continua encore à pleurer.
“Tout s’arrangera”, disait sa mère.
Elle le caressa, le caressa longtemps et il finit par s’endormir.
Le temps passait. Vint l’automne, puis l’hiver et à nouveau l’été. Petit Poil cessa d’être triste. Il mangeait, buvait et dormait. Il jouait avec Konnypoil, était content ou furieux ; il apprit ce que signifie “être plus grand”.
Mais jamais il n’oublia le portail vert, le pré aux fleurs de miel, Nouck dans son étang noir et la petite Elfe. Et la nuit il rêvait parfois des bois, des prés et des fleuves… de plus en plus loin, vers la lumière, et c’était si beau !
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